Une partie de vos travaux ont porté sur l’intégration par le mariage et par le travail dans la société. En quoi ces deux éléments fondamentaux ont-ils changé depuis que vous avez posé le pied au Japon en 1973 ?
M. J. : Quand je me suis établie au Japon, il était considéré comme “normal” voire “naturel” de se marier, modèle qui n’était guère remis en cause puisque plus de 95 % des personnes interrogées affirmaient leur intention de se marier. Une pression certaine s’exerçait en ce sens et les célibataires avaient toujours l’option de dire qu’ils n’avaient pas eu la chance de rencontrer l’âme sœur, réponse qui permettait de se protéger. On est “normal”, mais on n’a pas eu la chance de faire “la” rencontre (unmei no deai). Cela évitait d’avoir trop à se justifier. Une enquête effectuée en 2017 auprès de 230 jeunes entre 20 et 25 ans, qui venaient de se faire embaucher révélait que 82,6 % d’entre eux avaient l’intention de se marier (23 % avec la personne qu’ils fréquentaient et près de 60 % izure, c’est-à-dire “un de ces jours”, quand l’occasion se présenterait). Rares étaient ceux qui disaient d’emblée qu’ils n’avaient aucune intention de se marier (7 %), par choix ou faute d’avoir les moyens d’entretenir une famille. Pourtant, le fait est que 35,6 % des hommes et 23,1 % des femmes entre 35 et 39 ans sont encore célibataires. L’écrivain Nirasawa Akiko annonce même une époque où il sera aussi normal d’être seul qu’en couple…
Dans Going Solo (éd. Penguin Books, inédit en français), le sociologue Eric Klinenberg montre que ce phénomène n’est pas propre au Japon, les Américains considérant qu’il s’agit du changement démographique le plus notable depuis le baby boom. Dans Pourquoi l’amour fait mal (Seuil, 2012), la sociologue Eva Illouz interprète la difficulté de s’engager comme étant une conséquence majeure de la libération sexuelle. Avec l’apparition de l’expression shôgai mikonsha selon laquelle on est célibataire “à vie” lorsqu’on n’est toujours pas marié à 50 ans, certains ont prédit que 26,6 % des hommes et 17,8 % des femmes entreraient dans cette catégorie en 2020 (respectivement 29 % et 19,2 % en 2035). Par ailleurs, la baisse des mariages a une incidence directe sur celle de la natalité, puisque les naissances hors mariage gravitent toujours autour de 2 % dans l’Archipel alors qu’elles atteignent près de 60 % en France.
L’augmentation exponentielle de ces “célibataires à vie” n’est pas sans rapport avec la baisse des salaires observée ces vingt dernières années. Dans son livre Hinkon sedai [Génération indigente, inédit en français], Fujita Takanori, directeur représentant de Hotplus, entreprise à but non lucratif qui soutient les personnes démunies, estime qu’actuellement les jeunes n’ont pas plus les moyens de se marier que de procréer. Quand il a annoncé son mariage à un camarade, celui-ci lui a fait comprendre qu’il se rangeait parmi les nantis !
L’hebdomadaire économique Tôyô Keizai va jusqu’à affirmer que dans les vingt années à venir, un homme sur trois n’aura plus les moyens d’envisager le mariage…
A partir des statistiques de l’assureur Yasuda Seimei, le sociologue Yamada Masahiro montre en effet que 34,6 % des femmes attendent de leur futur conjoint des revenus annuels supérieurs à 4 millions de yens (34 300 euros) et 22,4 % attendent plus de six millions de yens, alors que seuls 19,4 % et 4 % des jeunes gens entrent dans ces deux catégories. La plupart d’entre eux disposent entre plus de deux millions (36,3 %) et moins de deux millions de yens (38,6 %). Fujita Takanori estime cependant que de plus en plus de femmes évaluent leur futur mari en fonction, sinon de ses talents culinaires, du moins à sa faculté à les seconder à la cuisine ou aux soins des enfants. Aujourd’hui où un seul salaire ne suffit plus, il conteste vivement le terme “aider”, et propose celui de “partage égalitaire”. Il n’hésite pas non plus à dire que les hommes qui n’envisagent pas de mettre la main à la pâte feraient mieux de ne pas se marier… Un livre blanc du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale, révélait qu’en 2014, les femmes assumaient encore 7 heures 41 par jour des travaux ménagers, contre 1 heure 7 pour leur conjoint. J’ai pu observer personnellement que les meilleurs couples que j’ai rencontrés ici sont des couples (souvent remariés) où le mari est particulièrement serviable et présent…
Si plus de la moitié des employés “non-réguliers” ou hiseiki koyôsha disent qu’ils n’ont pas les moyens de se marier, les chiffres montrent que 70 % des employés dits “réguliers”, c’est-à-dire en contrat à durée indéterminée, se sont mariés dans la trentaine. Les employés “non réguliers” ne sont que 25 % dans ce cas. Plus inquiétant encore, le fait que 53,3% des jeunes gens ayant la vingtaine n’ont jamais eu de petite amie (kôsai keiken nashi) et que ce chiffre reste de l’ordre de 38 % quand ils atteignent la trentaine.