Il n’empêche que la question du mariage occupe encore beaucoup les esprits. Il suffit d’observer le nombre de publicités consacrées à ce sujet dans les transports publics et les magazines.
M. J. : Du côté des femmes, le mariage reste une obsession qui a une longue tradition. Voyez Bruine de neige (Sasame yuki) de Tanizaki Jun’ichirô, où parmi les quatre sœurs Makioka, le mariage de la dernière, Yukiko, forme la trame de toute l’histoire. Cela se passait en 1943, mais en 1979 une série télévisée de la regrettée Mukôda Kuniko intitulée Ashura no gotoku [Comme Asura] revient sur ce thème. Sur les quatre sœurs, une seule correspond à ce qu’il convient d’appeler “la norme” (mariée, deux enfants, femme au foyer), mais elle soupçonne son mari de la tromper et se laisse aller à voler à l’étalage… Une fracture insidieuse apparaît entre la norme et ce qui se passe réellement : le père des quatre sœurs a un enfant adultérin, la puînée est enceinte d’un boxeur sans être mariée, l’aînée, veuve, a un amant marié, bref on sent très fortement l’effondrement de ce qui correspondait à la bienséance, à l’image de la famille qu’on voulait donner… Je pense que, dès la fin des années 1970, l’ensemble relatif au mariage traditionnel commençait à être contesté et à apparaître comme un carcan.
La prégnance du mariage renvoie au confucianisme et les deux livres de Sakai Junko en disent long sur le sujet. Le premier Makeinu no tôboe [Les hurlements de dépit des chiens battus, inédit en français] qui fut un super best-seller en 2003, montrait le désarroi des femmes de carrière qui étaient passées à côté du mariage. J’ai été frappée par le témoignage de cette femme médecin qui, en regardant un balcon où séchaient des couches, soupirait : “Pourquoi suis-je passée à côté de cela ?”. L’aspiration à un “bonheur ordinaire”, dont j’avais parlé dans Un Pays en mal d’enfants (éd. La Découverte, 1993) refait surface quand la femme est rattrapée par son horloge biologique. Le livre de Sakai se faisait l’écho des contradictions éprouvées par les lectrices du Journal de Bridget Jones qui fit un malheur à la fin des années 1990. Dans Jukyô to makeinu [Confucianisme et chiens battus, inédit en français], l’auteur souligne l’empreinte du confucianisme dans la “mariagite”, les laissées-pour-compte étant qualifiées de“vieilles pucelles” en Corée ou de “femmes en trop” en Chine, ce qui revient à les considérer comme des personnes dont on ne veut pas. Sakai Junko, qui n’aurait pas pu écrire ce livre si elle ne s’était pas elle-même autoproclamée “chien battu”, a poursuivi sa réflexion dans un autre essai intitulé Ko no nai jinsei [Une vie sans enfants, inédit en français]…
Le roman de Murata Sayaka, La Fille de la supérette (Konbini ningen, éd. Gallimard, coll. Folio, 2019, voir Zoom Japon n°70, mai 2017) récompensé par le prix Akutagawa (équivalent du Goncourt) en 2016, se fait l’écho de mes propos à travers la synthèse qu’un des personnages fait de la situation : “A l’ère Jômon, les filles jeunes et jolies étaient choisies par les chasseurs les plus forts (…) Les autres se consolaient avec ce qui restait”. Ici se trouve exprimé un fait souvent évoqué dans un soupir, par des femmes restées célibataires : “Erabaretakatta !” (“J’aurais tellement voulu être “choisie” !”). L’employée de la supérette observe qu’au cours des deux dernières semaines, on lui a demandé quatorze fois pourquoi elle n’était pas mariée et douze fois pourquoi elle se contentait de faire ce type de boulot.
J’observe que la faille a fait son entrée dans la famille peu après 1968 et a suivi son cours, ce qui n’a néanmoins pas effacé le désir d’entrer dans la norme, pour ne pas risquer de passer à côté de ce bonheur dit “ordinaire”. Une femme célibataire approchant de la cinquantaine m’a confié que son plus grand regret était de ne pas avoir congelé ses ovocytes, ce qui lui aurait permis de connaître la joie de la maternité en dernier recours…