L’endroit où je vis pourrait être décrit comme une ville endormie, et même en temps normal, il n’y a pas tant de monde que ça. Mais l’atmosphère générale est assez surréaliste. Les seules exceptions notables sont les magasins, où les gens se rassemblent et se mêlent comme d’habitude, comme si ces lieux existaient dans un univers parallèle. Par exemple, il y a une boulangerie près de chez moi, et le week-end, elle est tellement bondée qu’on peut à peine bouger. Dans les rares cas où je sors de la maison et que je passe devant, je peux voir une vingtaine de personnes ou plus se bousculer pour trouver de l’espace et manœuvrer les unes autour des autres comme des chevaliers modernes qui, au lieu d’une épée et d’un bouclier, tiennent un plateau dans une main et une pince dans l’autre, luttant pour leur pain quotidien.
La dernière fois que je me suis aventuré loin de ma ville, c’était au début du mois d’avril. J’ai pris un train pour le centre de Tôkyô afin d’interviewer une personne pour Zoom Japon. J’ai alors trouvé ma gare complètement déserte. Je me souviens avoir pensé : “On dirait la scène d’un film post-apocalyptique, quelque chose comme Je suis une légende (I Am Legend, 2007), le film de Francis Lawrence avec Will Smith”. Puis j’ai compris que cette pandémie était réelle, et non de la science-fiction.
J’ai été surpris par le peu de personnes qui se trouvaient dans le train. Pour une fois, trouver une place, même dans le centre de la capitale, ne nécessitait pas de compétences sportives particulières ni de tactiques de guérilla. Il nous a fallu un virus dangereux pour convaincre les Japonais que le télétravail était en fait une bonne alternative. La personne que j’ai interviewée fait partie de celles qui n’ont pas d’autres choix que de se rendre au bureau tous les jours parce qu’il travaille au service des relations publiques. Quant à moi, je travaille beaucoup à la maison, et ma femme est habituée à ma présence autour de la maison. Nous veillons à respecter l’espace de l’autre, et après plus de 20 ans de mariage, nous avons développé une bonne tolérance à l’égard de l’autre. Cependant, d’autres couples ne semblent pas aussi bien s’entendre (voir pp. 11-13).
Deux choses semblent être à l’origine de cette nouvelle vague de conflits conjugaux, principalement chez les personnes âgées de 30 à 50 ans. Tout d’abord, les couples japonais ne sont pas habitués à passer beaucoup de temps ensemble, principalement parce que le mari travaille toute la journée et n’est jamais à la maison. La pandémie les a soudainement obligés à rester tous les deux à la maison, mais au lieu de se sentir chanceux de cette occasion de faire à nouveau connaissance, ils sont frustrés et se sentent étouffés par la présence de leur partenaire. Dans d’autres cas, c’est l’inverse : le mari insiste pour aller au bureau alors que sa femme voudrait qu’il travaille à la maison.
La deuxième raison est liée à la manière différente dont le couple aborde le virus. La femme prend généralement le problème très au sérieux, surtout si elle est mère de famille, tandis que le mari ne semble pas particulièrement préoccupé par la question et ne fait pas attention à porter un masque ou à se laver les mains. Apparemment, une agence de Tôkyô propose désormais des locations à court terme aux personnes qui ne supportent plus leur partenaire et qui souhaitent pratiquer un nouveau type de distanciation sociale, pour échapper temporairement à la vie conjugale.
Depuis ma dernière sortie début avril, ma famille mène une vie très tranquille. Mon monde actuel se limite à un rayon de 3 kilomètres autour de ma maison. La plupart des courses sont livrées une fois par semaine à ma porte, nous avons donc peu de raisons d’aller faire les courses. Plus que la rue commerçante située près de la gare, ma femme et moi préférons explorer le quartier derrière notre maison. Techniquement, nous vivons dans la banlieue de Yokohama, mais cette zone particulière ressemble plutôt à la campagne. Nous faisons de longues promenades le long de la rivière toute proche ou nous visitons un parc à 30 minutes de marche. Notre rivière est célèbre pour ses cerisiers, et normalement les chemins sur ses rives sont bondés de monde pendant la saison du hanami (contemplation des fleurs de cerisier, voir Zoom Japon n°79, avril 2018), mais cette année, nous n’avons aperçu que quelques rares poussettes. Un dimanche, il a même neigé. La vue des fleurs de cerisier couvertes de neige est la dernière chose que je pensais pouvoir connaître de mon vivant. C’était comme si les kami (divinités japonaises) voulaient que les gens restent chez eux. Quelques jours plus tôt, Koike Yuriko, la très énergique gouverneur de Tôkyô, avait demandé aux habitants de ne pas organiser de rassemblements pour aller contempler les fleurs de cerisier comme c’est la tradition à pareille époque. Cette activité constitue pourtant l’un des principaux attraits touristiques du Japon, et on dit qu’elle génère en moyenne plus de 650 milliards de yens de recettes chaque année.
Du fait de l’état d’urgence, les écoles ont portes closes. Depuis le 2 mars, mes deux fils sont restés à la maison la plupart du temps, mais ils ont pris l’annonce du prolongement du congé de printemps de façon très différente. Toni étudie assidûment tous les jours. Il reçoit même des leçons et des exercices envoyés par ses professeurs par le biais d’une sorte d’application. Luca, au contraire, s’est transformé en vampire. Il dort la plupart du temps et passe ses nuits éveillées à jouer à des jeux, à discuter sur Internet avec ses amis et à réfléchir à la manière d’utiliser les 100 000 yens que le gouvernement a promis à chacun pour atténuer les retombées économiques de l’épidémie de coronavirus.