Le 2 février a eu lieu, à la Maison de la culture du Japon à Paris, un séminaire intitulé « Le brassage traditionnel des sakés japonais : un patrimoine à préserver », suivi d’une table ronde, puis d’une réception et d’une dégustation de saké. Cet événement était organisé par plusieurs agences gouvernementales japonaises – l’Agence nationale des impôts, l’Agence pour les Affaires culturelles et le National Research Institute of Brewing – dans le cadre de la démarche de candidature entreprise en mars 2022, par le gouvernement japonais, en vue du classement du « brassage traditionnel des sakés japonais » au Patrimoine culturel immatériel par l’Unesco.
Animé par Mme Nami GOTÔ, ancienne directrice du National Research Institute of Brewing, le séminaire a abordé l’ancrage culturel du saké, sa fabrication, la question de terroir ainsi que son rôle dans la gastronomie. Parmi les intervenants figuraient Grégoire BOEUF, producteur de saké et fondateur de la sakagura française « Les Larmes du Levant » ; Gauthier ROUSSILLE, ingénieur agronome et œnologue, co-gérant, en Bourgogne, du Domaine viticole Guillemot-Michel, et auteur de l’ouvrage Nihonshu : le saké japonais. Patrick LUCAS, professeur et chercheur en microbiologie du vin à l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin de l’Université de Bordeaux, a apporté un éclairage comparatif entre le vin et le saké. L’accent a été mis sur le patrimoine culturel que représente la fabrication du saké au Japon et sur la nécessité de le préserver. D’où cette démarche entreprise par le gouvernement japonais en mars 2022, auprès de l’Unesco, dans le but que le saké – mais aussi les deux autres boissons traditionnelles japonaises – elles, distillées – que sont le shôchû et l’awamori (produit à Okinawa) – soit classé au Patrimoine culturel immatériel par L’Unesco . Cette organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, veille à sauvegarder les traditions ancestrales, susceptibles de disparaître avec la mondialisation et l’uniformisation des modes de vie. Ce qui est le cas du saké, beaucoup moins consommé au Japon qu’autrefois, le nombre de sakagura (fabriques de saké) n’ayant cessé de décroître, passant de 14 000 à environ 1 500 en 2022.
Le saké, indissociable de la culture japonaise
En début de séminaire, M. Makita SHIMOKAWA, nouvel ambassadeur du Japon en France, a rappelé que le saké était intimement lié à l’histoire et à la culture du Japon. La boisson sacrée des origines, alors appelée omiki, est utilisée comme offrande pour les divinités. La première mention du saké dans des textes japonais date du début du VIIIe siècle. Au début de l’époque Heian (794-1185), des centres de production et différents types de saké apparaissent, mais sa consommation est réservée à l’empereur et aux hauts dignitaires. À partir du milieu du XVIe siècle, les avancées techniques (utilisation de riz blanc poli, pasteurisation…) donnent naissance à un nouveau style de saké plus raffiné, le seishu (saké clair). Au siècle suivant, le saké commence à être produit à grande échelle. Sa consommation s’envole au XIXe siècle et sa production se modernise. Aujourd’hui encore, le saké fait pleinement partie de la vie quotidienne des Japonais, à travers la religion shintô et les rites (fêtes de fin d’année, cérémonies d’inauguration, célébrations de mariages, événements liés à la construction de maisons, etc…).
Une boisson fermentée
Première chose à retenir, le saké n’est pas un alcool fort, mais, comme le vin ou la bière, une boisson fermentée, titrant autour de 15°, élaborée au cours d’un processus très complexe avec de l’eau, du riz, un champignon et des levures. Le riz étant une céréale, il ne contient pas de sucre mais de l’amidon qui va être transformé en sucre sous l’effet du kôji-kin, un champignon microscopique (aspergillus oryzae) avec lequel le riz va être ensemencé. Parallèlement, le glucose fermente et se transforme en alcool sous l’action des levures. L’élaboration traditionnelle du saké se divise en plusieurs étapes : polissage, lavage, trempage, cuisson du riz ; préparation du kôji (ensemencement du riz cuit avec le koji-kin), du shubo (pied de cuve), du moromi (fermentation principale), clarification, pasteurisation et mise en bouteille. Ces étapes sont suivies à la lettre, avec des variantes qui relèvent du savoir-faire du tôji (maître sakéificateur, responsable de la production) en fonction de la qualité et du profil de saké souhaité.
Un terroir humain
À première vue, donc, comme le souligne Patrick Lucas, il y a peu de ressemblance entre le saké et le vin, si ce n’est l’utilisation de levures et le savoir-faire. La notion de terroir, elle, est davantage associée au vin dont les propriétés aromatiques viennent principalement du raisin, et donc de la vigne et de la terre. Si, pour le saké, l’eau, dont le rôle qualitatif est fondamental, puisqu’elle entre à 80 % dans sa composition, provient obligatoirement d’une source locale, le riz, lui, est souvent cultivé dans une autre région. La typicité du saké vient donc, avant tout, du savoir-faire et du rôle crucial du tôji et des pratiques de sakéification qui sont souvent régionalisées et propres à chaque guilde.
Mets-sakés : un mariage fusionnel
Enfin, si le saké – qui peut bien sûr se boire seul – est indissociable du washoku, la cuisine japonaise traditionnelle classée en 2013 au Patrimoine culturel immatériel par l’Unesco, il s’accorde fort bien avec d’autres cuisines du monde. En ce qui concerne la gastronomie française, le saké a la faculté de se marier facilement avec certains mets là où le vin a plus de difficulté (œufs, asperge, plats épicés…). En effet, l’acidité est plus élevée dans le vin que dans le saké qui, lui, contient davantage d’umami, cette « saveur délicieuse » qui agit comme un exhausteur de goût. L’exemple est très probant avec du fromage. Ou avec un plateau de fruits de mer : ne contenant ni sulfite, ni fer, ni tanin, le saké s’accorde naturellement avec les produits salins et iodés. Il existe une très grande diversité de sakés qui se répartissent en plusieurs catégories : des junmai dits « pur riz », aux élégants ginjô et daiginjô dont les arômes raffinés sont dus au taux de polissage élevé, en passant par les nigori (filtrés grossièrement), le namasake (non pasteurisé), les traditionnels yamahai et kimoto aux goûts riches et prononcés, ou encore les sakés vieillis (koshu). Le fait de pouvoir servir le saké frais ou chaud élargit encore la palette des possibilités gustatives.
Boisson émotionnelle indissociable de l’histoire et de la culture japonaise, le saké séduit désormais bien au-delà de l’Archipel. Le savoir-faire ancestral et unique dont relève sa fabrication, la variété de sa production, ses arômes, sa capacité à s’accorder avec les mets les plus subtils et variés, et l’art de le servir, en font un trésor inestimable et universel à préserver pour les générations à venir.