Romancier à succès, Yumemakura Baku revient sur son œuvre et son travail avec les mangaka qui l’ont adaptée.
Yumemakura Baku est l’un des auteurs les plus populaires du Japon. Son travail a souvent été influencé par ses voyages et ses activités personnelles comme les arts martiaux. Bon nombre de ses œuvres ont été adaptées sous forme de manga. Nous l’avons rencontré pour évoquer son intérêt pour la bande dessinée et ses relations avec Taniguchi Jirô qui a adapté Le Sommet des dieux (éd. Kana).
J’ai lu quelque part que dès l’âge de 10 ans vous aviez décidé d’être écrivain.
Yumemakura Baku : En effet, mais l’écriture était une des nombreuses choses que j’envisageais de faire à cette époque. La photographie était aussi une de mes passions. Je n’ai d’ailleurs jamais arrêté d’en faire même après être devenu un écrivain professionnel.
Est-ce que vos parents partageaient votre passion pour la littérature ?
Y. B. : Oui. Mon père voulait lui-même devenir écrivain même s’il ne m’en a jamais parlé. Ce n’est qu’après sa mort que ma mère a évoqué ses aspirations de jeunesse. Elle m’a même donné la possibilité de lire ses poèmes.
Quand vous étiez lycéen, vous commencez à produire votre propre magazine. Quel était son thème ?
Y. B. : J’écrivais surtout de la fantasy ou du moins quelque chose qui lui ressemble. Il s’agissait d’histoires assez étranges inspirées par le folklore et les légendes du Japon.
De nos jours, c’est assez facile de se procurer ce genre de publication autoproduite dans des librairies spécialisées ou lors de conventions.
Y. B. : A l’époque, je les vendais ou je les échangeais. Je produisais aussi un magazine avec des amis. Tandis qu’ils étaient plutôt portés sur la littérature pure, je préférais m’adonner à la science-fiction ou la fantasy. J’étais une sorte d’outsider.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à des activités d’extérieur ?
Y. B. : Disons qu’elles ont fait partie de mon enfance. J’ai grandi à Odawara, une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Tôkyô. Et en dehors de lire des mangas à la maison, je passais une grande partie de mon temps à jouer dehors. Près de chez moi, il y avait une belle rivière et j’avais pris l’habitude d’y pêcher. De sorte que chaque jour était une sorte d’aventure pour moi.
Je suppose que votre ville natale a dû beaucoup changer depuis cette époque.
Y. B. : Oui. Il y a 50 ans, ma maison était entourée de champs de légumes et de rizières. Je devais les traverser pour me rendre à la rivière. Tout a disparu aujourd’hui. C’est devenu une zone résidentielle où il y a très peu de place pour l’aventure.
Après vos études, vous avez commencé à écrire, mais sans grand succès.
Y. B. : En effet. C’est la raison pour laquelle je suis devenu ouvrier journalier entre 22 et 24 ans.
Pouvez-vous en dire plus ?
Y. B. : J’ai fait toutes sortes de boulots. En été, je travaillais en montagne dans la préfecture de Nagano et l’hiver, je bossais dans une station de ski. Entre-temps, j’écrivais. Mais il m’est aussi arrivé de travailler dans le bâtiment et les transports, mais aussi de faire la plonge dans un restaurant… J’ai dû m’adapter pour pouvoir continuer à écrire.
En 1975, vous êtes allé au Népal pour participer à votre premier trek dans l’Himalaya.
Y. B. : Oui. Ce fut mon premier voyage à l’étranger. J’étais très intéressé par l’alpinisme sans être pour autant un chasseur de sommets. Pour moi, conquérir une montagne ou atteindre un sommet à tout prix n’a jamais été une fin en soi. Ce que j’aimais faire, c’était de choisir une vallée, d’installer un camp et partir à la recherche de plantes sauvages comestibles. Je passais une semaine à traîner dans la montagne jusqu’à épuisement de mes provisions avant de rentrer.
L’alpinisme vous a donc amené à voyager à travers le monde ?
Y. B. : Oui. Je suis allé dans de nombreux endroits comme Tian Shan en Chine, le mont Kallash au Tibet et l’Himalaya à de nombreuses reprises. Il y a 3 ou 4 ans, je me suis rendu au Venezuela pour gravir le mont Roraima, l’une des montagnes les plus célèbres de ce pays.
Pourquoi avez-vous décidé de travailler avec Taniguchi Jirô sur Le Sommet des dieux ?
Y. B. : Je pensais simplement que Taniguchi était en mesure d’adapter de façon satisfaisante cette histoire sous forme de roman graphique. Le Sommet des dieux est une histoire qui porte sur les alpinistes. Il se trouve que Taniguchi avait déjà publié un manga qui se déroulait dans des paysages montagneux. Je savais donc à quoi m’attendre avec lui. Il possède une façon très particulière de rendre la nature et sa beauté. J’apprécie sa manière de rendre les tempêtes de neige. Il a cette capacité de communiquer la grandeur de l’Himalaya et de transformer ces petites illustrations en quelque chose de grandiose. Son style est vraiment différent du manga et de l’animé japonais qui enregistrent tant de succès à l’étranger.
Le Sommet des dieux n’a pas été votre première collaboration avec Taniguchi ?
Y. B. : Tout à fait. En 1989-1990, il a travaillé sur une adaptation de Garôden (Casterman, 2011), une série de nouvelles consacrées aux arts martiaux et d’autres formes de combat.
En 1996, une seconde adaptation de ces histoires sous forme de manga a été publiée. Mais cette fois, elle a été réalisée par Itagaki Keisuke. Pourquoi ?
Y. B. : Ce n’était pas prévu. Au Japon, la plupart des mangas sont d’abord publiés sous forme d’épisodes dans des magazines. Malheureusement, le magazine dans lequel était parue la première version signée Taniguchi avait cessé de paraître. Voilà pourquoi il n’a pu travailler que sur le premier volume de mes nouvelles. Quelques années plus tard, j’ai rencontré Itagaki qui travaillait alors sur un manga consacré aux sports de combat. Comme il avait envie de faire revivre Garôden, nous avons décidé de travailler ensemble.
Comment pouvez-vous comparer le style de Taniguchi et celui d’Itagaki ?
Y. B. : La principale différence réside dans la manière qu’ils utilisent la distorsion et l’exagération des traits. Les mangaka ont souvent tendance à faire usage de la distorsion pour la caricature. Taniguchi l’emploie dans un cadre réaliste tandis qu’Itagaki dépasse la réalité et a tendance à exagérer les choses. Dans une scène, par exemple, vous pouvez découvrir un homme ayant une barre de fer qu’il vient d’arracher à mains nues. C’est quelque chose que Taniguchi n’aurait jamais présenté de cette manière.
Ont-ils aussi deux caractères différents ?
Y. B. : Itagaki est sans doute le plus déluré des deux. Il aime bien profiter des plaisirs de la vie. Taniguchi est le plus sérieux et le plus diligent. Jusqu’à très récemment, il avait pris l’habitude de dessiner 6 heures par jour. Il sortait peu pour aller boire tandis qu’ Itagaki aime vraiment sortir dans les bars pour boire et bavarder. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il néglige son art.
Garôden met l’accent sur plusieurs styles de combat du karaté au catch. En tant que fan, quel est celui que vous préférez ?
Y. B. : Lorsque j’écrivais le livre, j’étais plutôt intéressé par le catch, mais aujourd’hui je penche de plus en plus pour cette forme de combat que promeut l’Ultimate Fighting Championship.
Pour revenir au Sommet des dieux, les deux alpinistes que vous évoquez dans votre histoire sont inspirés par deux alpinistes japonais Hasegawa Tsuneo et Morita Masaru. Pourquoi avez-vous choisi de raconter leur histoire ?
Y. B. : En vérité, mon objectif initial était de créer des personnages de fiction. Le problème, c’est que dans le milieu des alpinistes, chacun sait qui a été le premier à escalader tel ou tel sommet et dans quelles circonstances. J’ai donc réalisé que des personnages de fiction ne seraient finalement pas très crédibles. Voilà pourquoi je me suis tourné vers des personnages réels pour évoquer des ascensions particulières. A l’issue de mes recherches, j’avais opté pour Katô Buntarô comme modèle, mais il s’est avéré que son personnage ne collait pas vraiment avec ce que j’avais en tête. C’est là que je me suis aperçu que Hasegawa et Morita étaient parfaits dans la mesure où ils étaient rivaux. C’était bien plus facile de créer une histoire à partir de ça.
Concernant le processus de création, Taniguchi explique que, pour lui, c’est le moment de réflexion où les idées viennent petit à petit. Qu’en est-il pour vous ?
Y. B. : Je partage tout à fait cette approche. Ecrire, c’est comme une sorte de travail manuel. Vous jetez sur le papier des idées que vous avez en tête. La chose la plus excitante, c’est quand il faut faire le tri entre tout ce qui tourbillonne dans ma tête. J’adore ça.
Propos recueillis par Jean Derome