Photo de Mizuki Shigeru exposée au Kitarô Chaya, à Chôfu dans la banlieue ouest de Tôkyô. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Haraguchi Naoko, fille du mangaka, raconte son père et témoigne de son existence auprès de lui. On a beaucoup écrit sur l’art de Mizuki Shigeru, mais comment était-il en tant que personne et surtout en tant que père de famille ? Nous avons posé la question à sa fille, Haraguchi Naoko, qui, avec son mari, gère l’œuvre du mangaka à travers leur société, Mizuki Productions. Lorsque vous êtes née, votre père avait déjà la quarantaine, n’est-ce pas ?Haraguchi Naoko : Oui, c’est exact. Enfant, comment voyiez-vous votre père ?H. N. : C’était un bourreau de travail. Il travaillait à la maison, mais il pouvait très bien être ailleurs car nous ne le voyions jamais. Il dessinait tout le temps, du matin au soir. Le dîner était le seul moment de la journée que toute la famille passait ensemble. Je jouais généralement avec ma sœur, qui a quatre ans de moins que moi. Nous nous faufilions parfois dans le studio de papa et il nous laissait rester s’il n’était pas trop occupé. Il y avait des mangas partout et nous pouvions passer des heures à les lire. D’autres fois, il perdait patience et nous ordonnait de partir. Surtout quand j’étais enfant, papa travaillait sur des mangas qui étaient publiés en série dans des magazines hebdomadaires. Il avait donc un emploi du temps extrêmement serré et il ne pouvait pas se permettre de prendre du temps libre, encore moins de jouer avec nous. Cela dit, il chérissait certainement toute sa famille. Je me souviens qu’à chaque fois que nous avions une fête sportive ou une journée portes ouvertes à l’école (lorsque les parents ont la possibilité d’observer le comportement de leurs enfants en classe et dans l’environnement scolaire), j’écrivais une lettre et la laissais sur son bureau, en espérant qu’il vienne me voir. Il ne l’a jamais fait (rires), mais il a gardé toutes mes lettres. Il semble que votre père était aussi un grand lecteur.H. N. : En effet, son studio était rempli de livres et de documents sur ses sujets favoris. Il lisait rarement les mangas des autres – il était trop occupé à créer ses propres histoires – mais il avait beaucoup de livres sur le folklore mondial, et des ouvrages consacrés à la religion, à la danse et aux coutumes sociales. Bien sûr, il avait beaucoup de livres et de documents sur les fantômes et les yôkai (voir Zoom Japon n°75, novembre 2017), et pas seulement ceux du Japon. Il s’intéressait beaucoup à la culture mondiale. Il a visité plusieurs pays pour faire des recherches sur ces sujets. Dans une interview publiée dans Zoom Japon (n°67, février 2017), la fille du mangaka Kamimura Kazuo a déclaré que sa mère n’aimait pas vraiment le travail et le mode de vie de son père. Que pensait votre mère du travail de votre père ?H. N. : Elle ne le détestait pas. Elle a peut-être été surprise par le genre de vie qu’il menait lorsqu’ils se sont mariés et sont venus vivre à Tôkyô, et elle a réalisé à quel point il était pauvre, mais elle a vu que c’était un homme qui travaillait dur et qui était vraiment passionné par son travail, alors elle l’a soutenu du mieux qu’elle pouvait. Elle faisait toujours attention à ne pas le déranger, et lorsqu’il faisait une pause, elle était toujours prête à lui offrir une tasse de thé. L’une des œuvres les plus connues de votre père est Komikku Shôwa-shi [Une histoire de l’ère Shôwa (1925-1989) en manga, inédit en français], publiée en plusieurs volumes. Vous êtes né dans les années 1960, en plein boom économique. Quelle était l’attitude de votre père vis-à-vis de cette période de l’histoire du Japon ?H. N. : La période d’après-guerre au Japon a été caractérisée par un énorme effort pour moderniser le pays et développer son industrie. La science était à l’honneur, y compris la recherche sur l’énergie atomique. Cela a eu pour effet secondaire malheureux d’endommager l’environnement (par exemple, par la pollution de l’air et de l’eau) et de perturber les liens humains qui avaient été si importants dans le passé. La tradition était considérée comme démodée et était remplacée par un nouvel ensemble de valeurs. Papa n’a pas du tout aimé ces changements. En tant que personne qui ressentait un lien fort avec la nature, il ne pouvait pas approuver ces pratiques. C’est pourquoi il a créé de nombreux mangas et écrit des essais affirmant que l’homme faisait partie du monde naturel et avait le devoir de l’aimer, de le respecter et même de le craindre. En grandissant, quel type de relation avez-vous eu avec votre père ?H. N. : Quand j’étais enfant, j’aimais vraiment dessiner et j’étais assez douée pour mériter les éloges de mon professeur. Mais mes camarades de classe disaient simplement : “Bien sûr qu’elle est bonne : son père est mangaka”. Ce genre de commentaire m’a toujours rendue folle. Je voulais être acceptée pour ce que j’étais. Après tout, c’est moi qui avais fait ce dessin, pas mon père. À partir de ce moment-là, j’ai essayé de garder mon identité secrète [Mizuki était le nom de plume de son père, tandis qu’elle était connue sous son vrai nom, Mura]. Aujourd’hui, bien sûr, je suis fière de mon héritage et je profite de chaque occasion pour parler de lui et de son art, mais jusqu’à ce que je rejoigne Mizuki Pro, alors que j’avais la trentaine, je n’ai jamais donné cette information et je n’ai révélé l’identité de mon père qu’à contrecœur si quelqu’un me le demandait. Haraguchi Naoko, fille de Mizuki Shigeru, au siège de Mizuki Pro, à Chôfu où la famille du mangaka a vécu. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon J’ai lu quelque part que vous avez même été malmenée parce que vous êtes la fille de Mizuki.H. N. : C’est ma sœur. On se moquait d’elle parce que son père était célèbre pour dessiner des yôkai. “Tu sais que les yôkai n’existent pas ?” lui a dit un autre enfant. “Alors ton père n’est qu’un menteur !” Elle est rentrée de l’école en courant et en pleurant. N’avez-vous jamais pensé à devenir vous-même un artiste de manga ?H. N. : L’idée de travailler dans le domaine du manga ou de l’anime me plaisait, mais j’avais toujours peur de vivre dans l’ombre de mon père. Il est difficile d’être à la hauteur des attentes lorsque votre père est une si grande figure culturelle. En fait, j’ai aidé mon père pendant une courte période. Comme vous le savez, ses dessins sont très détaillés. Il m’a demandé d’ajouter tous ces petits points dans les images, ce qui est un travail difficile et fastidieux. Comme vous pouvez l’imaginer, je me suis vite ennuyée et fatiguée, et il en a conclu que je n’avais aucun enthousiasme pour les mangas et ne m’a plus jamais demandé de le faire. Si vous aviez eu une véritable passion pour cet art, vous auriez été prête à faire même un travail aussi humble, n’est-ce pas ?H. N. : Exactement. Quand quelqu’un commence comme assistant, il doit s’occuper de tâches telles que dessiner les bordures des cadres et remplir les espaces avec de l’encre noire. Dessiner des points, d’ailleurs, était...