Installée depuis près de 40 ans au Japon, Muriel Jolivet observe par le trou de la serrure l’évolution de la société nippone.
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?
Muriel Jolivet : Après avoir écrit sur les femmes (Un Pays en mal d’enfants, éd. La Découverte, 1993), puis sur les hommes (Homo japonicus, éd. Picquier, 2000), je voulais écrire sur les jeunes qui avaient déjà eu la parole dans Tokyo Memories [éd. Antipodes, 2007]. Ils et elles m’ont toujours interessée parce qu’ils représentent l’avenir du Japon. C’est par eux que j’ai commencé mon étude en faisant un master sur l’intégration des jeunes pas la voie du mariage, puis une thèse sur l’intégration des jeunes par la voie du travail −les diplômés des universités japonaises [L’Université au service de l’économie japonaise, éd. Economica, 1985]. J’ai voulu faire un état des lieux tel que je l’ai découvert.
Votre ouvrage montre combien les Japonais sont doués pour forger des néologismes. Toutefois, le terme qui surpasse tous les autres et qui est en quelque sorte à l’origine de la plupart des situations décrites dans votre livre est kakusa [fracture]. Un mot qui semble avoir totalement déstabilisé le pays.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ses effets dévastateurs ?
M. J. : Quand je suis arrivée au Japon, juste après la crise du pétrole en 1973, les Japonais se rassuraient mutuellement en se disant qu’ils appartenaient à la classe moyenne, même si elle était subdivisée en “moyenne supérieure”, “moyenne-moyenne” et “moyenne inférieure”. Ce concept était entretenu par l’anthropologue Nakane Chie qui parlait “d’égalité des chances pour tous”. En fait, personne n’y croyait vraiment puisqu’il était évident que pour espérer entrer au saint des saints [à l’université de Tokyo], il fallait passer par un circuit que tout le monde était loin de pouvoir s’offrir. Il m’est arrivé de contrarier Nakane Chie, en développant ce point de vue qu’elle n’ignorait pas, puisqu’elle officiait à l’université de Tokyo. Seulement, elle allait dans le sens du politiquement correct…
Les jeunes aujourd’hui sont devenus réalistes. Ils évaluent globalement leurs chances. Ils ne se font plus trop d’illusions quant à l’égalité affichée. Pragmatiques, ils essayent de tirer parti de la situation, et ceux qui sont freeter, faute de mieux, ont souvent un rêve, un jardin secret.
On découvre un univers un peu murakamien
Il est difficile de ne pas être pessimiste à l’égard du Japon après la lecture de votre livre. On a bien l’impression que la plupart des Japonais, les jeunes en particulier, subit. Pourtant depuis trois ou quatre ans une partie d’entre eux commence à vouloir changer les choses. Je pense à des personnalités comme Amamiya Karin ou Yuasa Makoto.
M. J. : Il y a toujours eu des “clous qui dépassent”, des résistances et des contestations. Mais bien souvent, l’Occident n’y a pas prêté attention ou les écartait des images orientalistes. Je suis toujours surprise qu’on taxe mes écrits de pessimistes. Je suis d’un naturel très optimiste, très gaie, ce qui ne m’empêche pas d’être très réaliste. Je ne me raconte pas d’histoires, je vis dans la réalité. Marie Ndiaye définit un écrivain comme quelqu’un qui regarde par le trou de la serrure, il me semble que c’est la définition même du sociologue. Je suis extrêmement curieuse, et je ne me contente pas de clichés. Je suis quelqu’un qui regarde derrière le miroir, derrière la façade ou sous les tatami. J’observe, je lis tout ce qui me tombe sous la main et je découvre énormément de choses que je ne soupçonnais pas. Je pars sans a priori. Si je m’étais contentée d’écrire sur les cosplay, je me serais follement amusée, le livre aurait été optimiste, gai, aurait flatté un certain lectorat qu’il aurait aussi berné. Benetton a été le premier à publier un catalogue de photos intitulé Kokeshi dolls sur le cosplay. Il est charmant en apparence, et je l’ai offert à de nombreux amis. Seulement si on lit le texte qui accompagne les magnifiques images, on lit des comptes-rendus archi sombres, parfois atroces… Je n’ai rien inventé ! Quand j’écris, je me laisse guider par l’univers que je découvre en lisant. Le Japon est un pays que j’aime passionnément. Les Japonais n’ont jamais cessé de me fasciner, et depuis 37 ans que je suis là, je ne fréquente qu’eux. Mon corps s’est cogné au Japon. Je souffre des mêmes maux que les Japonais. J’écoute avec la même appréhension l’annonce de l’allergie au pollen des cyprès, et j’éternue à l’unisson dans la rue ou dans le métro. Avec de nombreux pèlerins, j’ai parcouru à pied les 1400 km qui séparent les 88 temples sacrés du Shikoku, et c’est sans doute mon meilleur souvenir, avec les heures pendant lesquelles je continue à transpirer dans les dôjô à la recherche de l’âme de l’Orient. Ecrire est un engagement : veut-on flatter et vendre ? Ou veut-on transmettre une réalité qui n’est pas toujours facile à dire ? Mais bien entendu, on a le droit de refuser de regarder par le trou de la serrure. D’ailleurs beaucoup de Japonais préfèrent ne pas s’y risquer… Le Japon est un pays sans aspérités en surface. Si on gratte un peu, on découvre alors un univers un peu murakamien (des deux Murakami d’ailleurs, Haruki aussi bien que Ryû).
Il m’est arrivé d’être comparée à Karel van Wolferen [auteur de L’Enigme de la puissance japonaise, éd. Laffont, 1990], ce Hollandais dont les Japonais attendent les analyses philosophico-politiques avec “stupeur et tremblements”, en se demandant ce qu’il va encore pouvoir leur trouver. Pourtant, ils se précipitent sur ses livres pour les analyser et les traduire. Je ne sais pas si c’est flatteur pour Karel van Wolferen, mais je suis extrêmement flattée par la comparaison. L’écrivain Fatou Diome a dit récemment qu’elle critiquait la France parce qu’elle était Française. Je ne sais pas si je suis devenue Japonaise. Il faut aussi lire entre les lignes, car la critique est souvent l’expression de la tristesse ressentie face à la disparition d’un certain Japon. Ce type de posture critique demande d’ailleurs une grande implication personnelle. Mais c’est parce que j’aime profondément cette patrie d’adoption, que j’y ai noué des liens amicaux mais également familiaux, parce que c’est le pays qui a vu grandir mes enfants que j’essaie d’être la plus fidèle à la réalité. Je suis impliquée sur le plan personnel dans mes livres. Il y a une partie de moi parce que ce pays est en moi, et qu’il a aussi façonné l’écrivaine que je suis. Yuasa Makoto est un homme remarquable que j’ai eu le plaisir et l’honneur d’écouter plusieurs fois. Il a une tête de révolutionnaire, superbe, et je le classe dans la même catégorie que Mizutani Osamu, ce prof qui passe ses nuits à ramasser les jeunes à la dérive. Ce sont des hommes de terrain, ils ne sont pas de ceux qui baissent les bras en disant : « Shikataga nai » [on n’y peut rien]. Ils lancent un cri d’espoir… Mais Yuasa est loin d’être optimiste. Il est le premier à déplorer le relâchement des liens de solidarité dans la famille, car les jeunes, qui sont à la rue, ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Il se montre particulièrement préoccupé par le nombre de suicides annuels qui dépasse la barre des trente mille depuis neuf années consécutives…
La moitié du livre est consacrée aux rapports amoureux, au mariage, au sexe. Là encore, le constat est affligeant.
M. J. : Le mariage est un thème que j’avais abordé dans mon master, soutenu en 1977. Le mariage est une obsession partagée par la majorité des pays asiatiques, imprégnés de confucianisme. C’est d’ailleurs le thème de Jukyo to makeinu [le confucianisme et les chiens battus], le dernier livre de Sakai Junko. On retrouve la même tendance en Corée, pays encore plus confucianiste. On “doit” se marier, on adhère au principe, mais on souhaite faire un meilleur mariage que son entourage, alors on attend, longtemps, trop longtemps avant de se “brader” in extremis. C’était le thème du livre de Tanizaki Jun’ichirô, Quatre sœurs [Sasame yuki, éd. Gallimard]. Ecrit en 1948, ce livre reste d’actualité. En lisant les best-sellers sur le sujet, je me suis rendu compte que rien ne changeait, tout juste la manière de formuler cette obsession nationale. Inutile de dire que notre manière de vivre sans mariage, en déconcubinant et en recomposant de moultes manières est considérée comme très décadente par les Japonais.
Les “herbivores” (sôshoku dansei) ont toujours existé au Japon, ce sont les stéréotypes sur la virilité qui les empêchaient de s’exprimer. Des étudiants de l’université de Tokyo m’ont affirmé récemment qu’ils n’avaient aucune honte à se définir comme herbivores, pour la bonne raison que ces derniers avaient plus de succès auprès des filles… L’autre jour, dans la salle d’attente de mon herboriste, j’ai pris le premier magazine de la pile et je suis encore tombée sur un article sur les couples sexless. Je n’ai rien inventé : c’est une réalité à laquelle on est confronté presque quotidiennement dans les médias.
Propos recueillis par Odaira Namihei
Biographie
Muriel jolivet est sociologue. Elle enseigne à l’université Sophia à Tokyo. Elle est l’auteur de très nombreux ouvrages qui sont devenus des références.
Note de lecture
Il existe au Japon un seul mont Fuji, moins de dix mille geishas, et il n’y a plus de samouraïs en costumes depuis quatre-vingt-dix ans. Il existe aussi quatre-vingt-dix millions de Japonais. Le mont Fuji, les geishas, les samouraïs ont inspiré de nombreux ouvrages d’étrangers. Les quatre-vingt-dix millions de Japonais beaucoup moins. Nous allons parler d’eux.” C’est en ces termes que le journaliste Marcel Giuglaris, qui nous a quittés au début de l’année, introduisait son livre Visa pour le Japon paru en 1958 chez Gallimard. Cinquante ans plus tard, Muriel Jolivet s’est aussi penchée sur eux, sur ces Japonais que nous connaissons mal en définitive et dont le quotidien nous est très lointain. Dans Japon, la crise des modèles, la sociologue dresse un portrait sans concession de la société nippone et de ses membres en proie à de grandes difficultés. Simplement avec force exemples, elle donne au fil des pages des clés indispensables pour comprendre ce qui se cache derrière les clichés que les médias véhiculent encore sur le Japon. Les otaku ont remplacé les samouraïs, mais on n’en sait pas beaucoup plus sur eux. Muriel Jolivet a choisi de nous parler des Japonais, des jeunes en particulier. En 300 pages, elle remet les pendules à l’heure et nous offre un des livres les plus intéressants sur le Japon publiés au cours des vingt dernières années.
O. N.