La première intersection que nous atteignons est Taishô-dôri construite à l’origine vers 1913. C’est par là que l’écrivain est arrivé en 1936 lorsqu’il a visité le quartier pour la première fois. “Kafû et Ôe, le protagoniste du roman, sont venus tous deux d’Asakusa en bus”, ajoute Mibu Atsushi.
Pour les villes japonaises, 80 ans, c’est comme 80 siècles, ce qui signifie qu’il ne reste rien du Tôkyô de Nagai Kafû. Aujourd’hui, on a de la chance si l’on peut encore trouver quelques bâtiments des années 1950 et 1960. “Ce qui est intéressant à Tôkyô, c’est que les vieux bâtiments peuvent céder la place à de nouveaux, ce qui modifie toute l’atmosphère, mais le plan des rues ne change jamais. Par exemple, si vous comparez la carte actuelle de cette zone avec celle des années 1930, lorsqu’ Une Histoire singulière à l’est du fleuve a été écrit, ou même avant le tremblement de terre de 1923, les rues sont exactement les mêmes”, explique le spécialiste. Pour appuyer ses dires, il nous montre une photo prise, en 1936, par l’écrivain lors d’une de ses explorations. En effet, même les poteaux électriques se trouvent exactement au même endroit. Sur la même photo, on voit le théâtre Mukôjima, disparu depuis longtemps, et un train Tôbu qui arrive par la gauche. A l’époque, la ligne Isesaki fonctionnait encore au niveau de la rue. “Nagai Kafû a attendu longtemps pour obtenir une belle photo du train. Mais quand il est finalement apparu, un groupe de cyclistes s’est arrêté devant le passage à niveau, ruinant le cliché. Apparemment, cela lui a causé beaucoup de peine”, note Mibu Atsushi.
Sur le côté droit de la voie ferrée, la rue Taishô-dôri devient Tamanoï Iroha-dôri. Nous entrons maintenant dans le lieu principal du roman. “Par chance, la partie gauche d’Iroha-dôri a miraculeusement survécu aux raids aériens de 1945, alors que celle à droite a été complètement détruite. En d’autres termes, Iroha-dôri a agi comme une sorte de coupe-feu, empêchant tout le quartier de brûler. Après la guerre, beaucoup de commerces qui étaient situés du côté droit se sont déplacés en face”, ajoute-t-il.
Une Histoire singulière à l’est du fleuve a été écrit avant la guerre. Nous pénétrons alors dans le groupe dense de maisons à deux étages du côté droit de la rue. C’est là que se trouvait l’ancien akasen (quartier rouge). “Pendant Meiji et Taishô (1868-1912), les gens n’employaient pas ce terme. A la place, les maisons closes étaient appelées meishuya parce qu’elles se déguisaient en magasins d’alcool. Les bordels de Tamanoï étaient à l’origine situés à Asakusa, mais ils se sont tous déplacés à l’est de la rivière Sumida entre 1918 et 1923, année du puissant séisme qui a dévasté la région”, note notre guide.
Nous nous retrouvons bientôt dans un labyrinthe de ruelles étroites qui, à l’époque de Nagai Kafû, se sont constituées le long d’un fossé vraisemblablement malodorant. Aujourd’hui, l’eau coule sous terre, mais Mibu Atsushi peut encore nous indiquer avec précision l’endroit où se trouvait la maison d’O-yuki. Il sort un exemplaire du roman de sa poche et commence à lire le passage où O-yuki conduit Ôe chez elle. “Chaque fois qu’elle entrait dans une allée, elle se retournait au moment de s’y engager, afin que je ne me perde pas, puis elle passa un petit pont qui enjambait un canal et s’arrêta devant l’une des maisons, où étaient accrochés des stores de roseau.” Le narrateur est douloureusement conscient que “même ces quartiers nouveaux, qui se forment en des lieux aussi retirés, ne peuvent échapper aux vicissitudes de l’Histoire”, mais la maison où vit O-yuki “était en étroite affinité avec des êtres comme moi, ceux que le temps laisse derrière lui”.