Dimanche 15 octobre, c’est au restaurant étoilé Fleur de Pavé qu’a été célébré le mariage de l’huître et du saké. Le chef Sylvain Sendra est un amoureux du Japon, de la baie de Hiroshima et de son climat « presque méditerranéen ». Lui confier ces huîtres charnues et laiteuses, élevées dans cette région de l’Archipel, s’était s’assurer qu’il jouerait sur les textures, la température, la cuisson, les saveurs et offrirait le meilleur à la dégustation.
- Les saveurs de Hiroshima selon Sylvain Sendra
- Les Français, mangeurs d’huîtres japonaises
- Des normes sanitaires drastiques
- L’huître de Hiroshima en « guest star »
- Sakés d’eau douce…
- Des huîtres, du saké et bien plus !
M. SHIMOKAWA Makita, ambassadeur du Japon en France, et M. YUZAKI Hidehiko, gouverneur de la préfecture de Hiroshima, présidaient ce déjeuner, qui a débuté par un umeshu (liqueur de prune) Hakuko Tsuyahada Label noir – en guise de kampai ! –, des tartelettes d’aubergine, daikon et concombre, et l’amuse-bouche signature du chef Sendra : le Chou-fleur à la vanille de Madagascar. Puis ce fut le grand saut, « comme une baignade en mer », très fraîche, voire glacée, au départ, avec cette « Déclinaison d’huîtres de Hiroshima », sublimée, dans son écrin irisé, en granité, mousse suave et tartare épicé réchauffant légèrement les papilles. Du travail d’orfèvre, « à la française », et une entrée en matière iodée, soutenue par la salinité d’un junmai Zuikan Aigamo de la Maison Yamaoka, les arômes discrets de ce saké préparant le palais aux accords suivants. La deuxième entrée s’inspire de la très japonaise kaki furai (huître panée), sous forme d’« Huître frite à la poudre d’amande », sur un lit de wasabina au saké et sauce soja. La saveur forte de cette salade et de son assaisonnement contraste avec la texture crémeuse et la légère sucrosité de l’huître de Hiroshima snackée et cuite à la meunière.
L’excellent junmai Hakuko Yondanjikomi de la Maison Morikawa n’attendait que le « Carpaccio de légumes du maraîcher YAMASHITA Asafumi », pour exprimer ses notes florales, laissant au contact des langoustines et fragments d’huîtres, une belle rondeur en bouche. Le chef a utilisé ce même saké pour pocher le Cabillaud aux algues de Hiroshima, poudre de chou – façon matcha – et son risotto, accompagné d’un junmai ginjo Honshu Ichi Muroka, de la Maison Umeda. Les saveurs corsées du junmai kimoto (méthode ancestrale de fermentation lente et naturelle) Sempuku Shinriki de la Maison Miyake, ne se sont pas laissé intimider par Le bœuf maturé, son condiment d’ail noir et premiers champignons, apportant, à point nommé, un petit air d’automne. Enfin, cette remarquable dégustation s’est achevée sur un « Vacherin au saké et fruits confits de notre verger », frais, léger et délicatement acidulé.
Les Français, mangeurs d’huîtres japonaises
La France est certes le plus grand pays ostréicole du monde, mais sait-on que la plupart des huîtres élevées aujourd’hui dans l’Hexagone sont d’origine japonaise ? En 1970 et en 1990, les ostréiculteurs japonais ont sauvé le cheptel français, alors constitué principalement de « Portugaises », décimées par une épizootie, en fournissant des millions de naissains d’huîtres japonaises, beaucoup plus robustes, en provenance des préfectures de Miyagi, et d’Hiroshima où sont élevées 60 % des huîtres au Japon.
Avec plus de 300 producteurs, la baie de Hiroshima et ses nombreuses îles constituent la plus grande ferme ostréicole de l’Archipel. Elle s’ouvre sur la mer intérieure de Seto, riche en plancton, caractérisée par une marée modérée, et une assez faible salinité due à l’eau douce qu’y déversent les rivières. Les huîtres de Hiroshima, dont la culture remonte à plus de 400 ans, sont aujourd’hui cultivées sur des radeaux, sur lesquels sont suspendus des colliers d’huîtres immergés. Elles sont riches en umami (grâce à un taux élevé en acides aminés et en glycogène) et ont une coquille assez petite. Bien que grasses et volumineuses, elles ont la chair ferme, et ne réduisent pas à la cuisson. C’est pourquoi les Japonais les dégustent volontiers panées (kaki fry), grillées, en nabe (mijotées dans un bouillon). Ou fraîches, avec du daikon râpé.
Des normes sanitaires drastiques
La préfecture de Hiroshima a mis en place une ordonnance qui interdit la consommation d’huîtres crues sans qu’elles aient été préalablement purifiées pendant une journée dans un bassin dédié. En janvier dernier, la société Kunihiro, basée à Hiroshima, est devenue la première entreprise japonaise à exporter des huîtres – surgelées dans leur coquille – vers l’Europe, après avoir obtenu la certification HACCP (norme internationale de gestion sanitaire requise pour l’exportation de produits marins vers l’Union européenne). Les huîtres exportées par Kunihiro Corporation sont cultivées dans la baie de Mitsu, désignée par les autorités préfectorales zone « d’eaux propres ». Le centre de gestion sanitaire du département de Hiroshima analyse régulièrement des échantillons d’eau de mer et d’huîtres prélevés en plus de 100 points, les producteurs procédant eux-mêmes à des contrôles pour vérifier l’absence de virus.
L’huître de Hiroshima en « guest star »
Dans le désir d’exporter des huîtres de Hiroshima en France, il n’y a sans doute aucune velléité de concurrencer les huîtres élevées sur les côtes bretonnes ou dans le Bassin d’Arcachon. Mais le désir d’offrir aux mangeurs d’huîtres français un produit différent et original. En effet, les Français ont plutôt une prédilection pour les fines de claire et moins pour les huîtres laiteuses et charnues. Traditionnellement, ils apprécient les huîtres crues, leur vitalité étant un gage de fraîcheur. L’huître atteint la gloire pour les fêtes de fin d’année, en famille ou entre amis, se mange par douzaine et s’achète par bourriches entières (50 huîtres, environ 3 kilo).
S’il est peu probable que les huîtres de Hiroshima s’imposent sur la table des Français, la haute gastronomie pourrait s’y intéresser. Comme l’a démontré Sylvain Sendra, l’huître de Hiroshima, par la générosité de sa chair, est un produit qu’un chef prend plaisir à travailler. Elle est excellente chaude, et peut être préparée de multiples et délicieuses manières. Le fait qu’elle soit surgelée a d’autres avantages. En effet, stockée dans le congélateur des restaurants, elle est disponible toute l’année et facile à utiliser. Par ailleurs, quand les chefs français sont appelés à réaliser des prestations dans des pays lointains et non ostréicoles, les huîtres surgelées de Hiroshima sont assez faciles à transporter et à conserver. De plus, en raison de leur belle taille, elles se consomment en petite quantité. Une ou deux, chaudes et cuisinées, suffiront à régaler chaque convive. D’ailleurs, les contraintes écologiques liées au réchauffement climatique ne permettent pas d’envisager l’exportation d’huîtres comme une panacée. En revanche, l’huître de Hiroshima est un beau produit de niche pouvant enrichir la carte des restaurants.
Sakés d’eau douce…
Autre trésor, les sakés de Hiroshima. Ce qui en fait la particularité, c’est sa méthode d’élaboration à l’eau douce, appelée nansuijôzôhô, mise au point à la fin du 19e siècle. Dans la région de Hiroshima, l’eau puisée par les sakagura (au nombre de 47 de nos jours) est principalement douce, alors que la grande référence, à l’époque, est le saké de Nada, près de Kobe (préfecture du Hyogo), élaboré avec la fameuse eau de Miyamizu, une eau dure, c’est-à-dire contenant une grande quantité de calcium et de magnésium. Avec ce type d’eau, la température du kōji (riz ensemencé) et du moromi (moult) s’élève rapidement et le riz se dissout facilement. Le saké obtenu est plutôt sec. Avec de l’eau douce, la fermentation est de faible intensité. Non seulement la méthode mise au point par MIURA Senzaburô a permis de surmonter ce handicap, mais il a permis de créer des sakés doux et raffinés, au caractère unique. Par ailleurs, en 1896, SATAKE Riichi a inventé la première machine électrique à polir le riz (action effectuée auparavant à la force des bras). Une révolution !
Depuis 2014, l’entité « Les grands sakés de Hiroshima » est chargée de la promotion, tout comme l’accord signé en 2020 avec la Fédération régionale des vignerons de Bourgogne et du Jura.
Des huîtres, du saké et bien plus !
Outre la culture des huîtres, la mer intérieure de Seto offre au visiteur ses îles aux pentes boisées. Dont celle, sacrée, d’Itsukushima, plus connue sous le nom de Miyajima, avec son fameux torii « flottant » et ses sanctuaires. Sur le mont Misen, que l’on gravit à pied, pour découvrir la vue sur la baie de Hiroshima, est entretenu, depuis plus de mille ans, un feu utilisé aujourd’hui pour raviver la flamme du Mémorial de la Paix à Hiroshima. Dans la cité totalement détruite le 6 août 1945, le Dôme de Genbaku, seul bâtiment dont la structure est restée debout, symbolise à lui seul l’horreur et la puissance destructrice de la bombe atomique, et cette aspiration des peuples à la paix. La visite au musée du mémorial permet de retracer les événements.
Parmi les autres sites méritant le détour, la ville portuaire d’Onomichi ; Okunoshima dite « l’île aux lapins » ; Takehara, surnommée « la petite Kyoto », et tant d’autres endroits moins connus, mais prisés pour ceux qui recherchent un Japon authentique. Quant aux spécialités culinaires, en plus des huîtres et du saké, n’oublions pas le citron de Setouchi, l’okonomiyaki, ou les tempura d’abats. Côté sucré, ne pas quitter l’île d’Itsukushima, sans avoir savouré un momiji manju, sorte de mochi à la texture de gâteau, fourré à la pâte de haricot rouge, en forme de feuille d’érable.
Tisserde nouveaux liens culinaires, tel est sans doute l’antidote à bien des conflits. Du moins est-ce, entre la France et le Japon, l’un des plus beaux fleurons de la diplomatie. Quand sur la table d’un restaurant comme Fleur de pavé, les verres de sakés côtoient les meilleurs crus de Bourgogne ; quand un chef français met tout son talent à cuisiner l’huître de Hiroshima, on tutoie les sommets de l’estime et du respect en terme de relations humaines.
Sophie Gallé-Soas