
Le lac Biwa a toujours joué un rôle crucial dans la vie de la préfecture, comme le rappelle l’historien Kinda Akihiro.
Selon la loi japonaise sur la protection des biens culturels, les paysages culturels sont formés par l’interaction de facteurs naturels et humains. Ils sont essentiels pour comprendre les moyens de subsistance et le travail du peuple japonais. Nous avons rencontré le professeur Kinda Akihiro, l’une des figures de proue des sciences humaines et de la géographie historique, pour discuter du rôle prépondérant joué par le lac Biwa dans l’histoire du Japon et de la préfecture de Shiga en particulier. Professeur émérite de l’université de Kyôto et directeur du musée Rekisaikan, il a mené de nombreuses recherches sur toute la région du lac Biwa et a récemment publié un livre sur le sujet : Biwako : Mizube no bunka-teki keikan [Le lac Biwa : paysages culturels au bord de l’eau].
On ne peut pas parler de la préfecture de Shiga sans évoquer le lac Biwa. Quel rôle a-t-il joué dans l’histoire de cette région et pourquoi est-il si important ?
Kinda Akihiro : Tout d’abord, le lac Biwa est le plus grand lac du Japon. Il occupe environ un sixième de la superficie totale de la préfecture de Shiga. C’est aussi l’un des plus anciens lacs du monde, avec une histoire remontant à plus de quatre millions d’années. Ses environs sont riches en nature et en patrimoine historique. Le lac est essentiel à l’écosystème japonais et abrite de nombreuses espèces végétales et animales. Il est également extrêmement important pour la population humaine ; ses abondantes ressources en eau ont grandement bénéficié à l’agriculture et à la pêche.
Un autre facteur important est que, compte tenu de sa superficie, il ressemble à la mer et que son environnement est très différent d’une rive à l’autre. Le littoral japonais a besoin d’une protection constante contre les tsunamis et les fortes vagues, c’est pourquoi de nombreuses routes et digues en béton ont été construites impliquant une disparition de certains aspects traditionnels de la vie. Cependant, bien que certaines parties du lac Biwa soient protégées des fortes vagues par des murs de pierre, il n’est pas nécessaire de mettre en place une prévention des catastrophes à grande échelle. La vie avec le lac, au sens traditionnel du terme, a donc pu être préservée.
Une route a été construite autour dans le cadre du projet de développement global du lac Biwa, et sert également de digue. Cependant, elle n’est pas très haute, et au-delà de la route se trouvent une forêt de pins et une petite plage de sable qui rejoint l’eau. Contrairement aux zones habitées face à la mer, la région n’est pas séparée par d’immenses brise-lames ou des routes et a ainsi pu globalement conserver sa forme initiale.
Enfin, le lac Biwa est un nœud de communication clé depuis l’Antiquité, facilitant le transport de marchandises et les échanges entre les peuples. Par exemple, une route importante reliait Shiotsu au nord et Ôtsu au sud, créant ainsi un lien entre la région de Hokuriku qui donne sur la mer du Japon et Kyôto. De plus, la rivière Seta, la seule rivière qui se jette dans le lac Biwa, est une voie importante reliant Ôsaka à Kyôto.

La préfecture de Shiga compte sept paysages culturels importants. C’est le deuxième nombre le plus élevé parmi toutes les préfectures japonaises, après Kumamoto, qui en compte dix. De plus, six de ces sept paysages sont situés le long du lac Biwa. De quel type d’endroits s’agit-il ?
K. A. : Comme je l’ai dit, sur les rives du lac Biwa, il y a peu de risques de vagues ou de tsunamis. De plus, il y a très peu de maisons, de sorte que le paysage traditionnel a été préservé. C’est l’une des raisons pour lesquelles tant d’entre eux ont été sélectionnés. Lorsque j’ai écrit mon livre, je me suis concentré sur les moyens de subsistance sur le front de mer et j’ai essayé d’en apprendre davantage sur ces établissements humains. Plusieurs cérémonies religieuses se répètent autour du lac Biwa, et elles peuvent clairement être attribuées à des cultures anciennes. Même aujourd’hui, grâce à leur survie, nous pouvons imaginer comment les gens ont vécu depuis les temps anciens. Peu de régions dans tout le pays restent aussi bien organisées.
Pour vous donner quelques exemples, le village d’Ogi, situé sur les contreforts du mont Hiei, est connu pour ses rizières en terrasses pittoresques, ses fermes et ses murs de pierre. C’est un bel exemple de la façon dont les paysages agricoles traditionnels peuvent être préservés et entretenus, ce qui permet de mieux comprendre le patrimoine culturel et l’histoire de la région. Il y a également Ogoto Onsen, une ville thermale réputée située sur les rives du lac. Elle est une destination populaire pour ses eaux thérapeutiques depuis l’Antiquité, mais les sources chaudes ont été officiellement développées au début du XXe siècle.
Chikubushima, une petite île située dans la partie nord du lac Biwa, est une attraction touristique populaire. Outre sa flore unique (comprenant des cèdres anciens et diverses fleurs saisonnières) et sa vue imprenable sur le lac, l’île abrite plusieurs biens culturels importants, dont le Karamon, une porte magnifiquement décorée qui est désignée comme bien culturel important. Bien qu’elle soit très petite, elle possède deux sites religieux importants : le sanctuaire Chikubu est un lieu de pèlerinage depuis des siècles et est mentionné dans la littérature japonaise classique, notamment dans Le Dit du Genji (voir Zoom Japon n°140, mai 2024) et Les Notes de chevet. De plus, Hôgon-ji fait partie du pèlerinage de Saigoku Kannon, un célèbre itinéraire de pèlerinage dédié au Bodhisattva Kannon.
Vous étudiez depuis longtemps les rives du lac Biwa. Quels modes de vie traditionnels ont survécu jusqu’à aujourd’hui ?
K. A. : Plusieurs méthodes de travail en lien direct avec le lac Biwa sont encore pratiquées. L’une d’entre elles est la pêche. Il y a encore de nombreux pêcheurs dans la région, et leurs méthodes de pêche sont très particulières. Ils utilisent notamment un type de filet fixe appelé eri. La pêche à l’eri est une méthode traditionnelle vieille de plus de 1 000 ans, qui a même été célébrée dans des poèmes japonais écrits pendant la période Heian (794-1185). Il s’agit d’une méthode de pêche d’attente qui utilise habilement l’écologie des poissons migrateurs du lac Biwa pour guider les poissons vers des zones de collecte. Cette méthode permet aux pêcheurs d’attraper autant de poissons qu’ils le souhaitent sans épuiser les ressources limitées du lac. L’idée de conservation des ressources, en place depuis la période Edo (1603-1868), comprend des restrictions sur l’installation de la pêche à l’eri et la création de zones de pêche interdites.
Ensuite, il y a les marais aquatiques sur les rives du lac, riches en yoshi, une herbe argentée longue et fine, un peu différente de ce que l’on trouve ailleurs au Japon. Cette herbe pousse dans les zones humides et les cours d’eau autour du lac, contribuant à son paysage verdoyant. Historiquement, le yoshi fait partie intégrante de l’écosystème et de la culture locale, en particulier dans la région d’Ômi-Hachiman. Il s’agit d’un habitat important, car le yoshi contribue à maintenir la santé des zones humides et des cours d’eau en empêchant l’érosion des sols et en offrant un habitat à diverses espèces sauvages. L’industrie du yoshi est toujours florissante. Cette herbe est utilisée pour fabriquer des parasols et des toits de fermes, ainsi que des nattes, des paniers et d’autres articles tissés.
Pour autant, avez-vous relevé des changements importants ?
K. A. : En ce qui concerne la vie traditionnelle au bord de l’eau, la diminution drastique du nombre de naiko due à la mise en valeur des terres dans les années 1930 pour augmenter la production alimentaire a probablement eu le plus grand impact. Un naiko [littéralement “lac intérieur”] est une lagune formée des sédiments accumulés par les courants côtiers. A l’époque Meiji (1868-1912), il y avait plus de 100 lagunes de ce type autour du lac Biwa.
Le naiko a longtemps été lié aux personnes qui vivaient de l’agriculture et de la pêche. Par exemple, il pouvait être utilisé librement, quel que soit le rendement du riz. De plus, si vous installiez un petit filet de pêche, vous pouviez attraper suffisamment de poissons pour manger à la maison, et les roseaux et autres herbes qui y poussaient étaient coupés et utilisés comme nourriture pour le bétail et comme combustible.
Quel impact la diminution drastique du naiko a-t-elle eu sur l’environnement ?
K. A. : Il est vrai que de nombreux lagons, qui constituaient un lien fort entre la vie et les occupations des gens et le lac Biwa, ont été perdus, et la construction d’une route autour du lac a légèrement affaibli le lien entre le lac et les gens, mais cela ne signifie pas que le lien avec l’eau a été complètement perdu. Dans les zones où les naiko ont survécu, il existe des entreprises qui sèchent les roseaux coupés et les utilisent pour les toits de chaume, et fabriquent des torches pour les événements des temples et des sanctuaires. L’utilisation des eaux souterraines et de surface demeure, comme le célèbre kabata dans le village de Harie, dans la ville de Takashima.
L’essentiel est de garder à l’esprit qu’il est normal de changer tant que cela ne crée pas de déséquilibre. L’un des éléments majeurs d’un paysage culturel est qu’il raconte l’histoire de la vie et des occupations des gens, il change donc en même temps que la vie des gens. Tant qu’ils y vivent, il est naturel que ce paysage évolue progressivement.
En revanche, ce qui va à l’encontre de la philosophie du paysage culturel, c’est, par exemple, la construction d’un nouvel immeuble d’appartements de grande hauteur au bord du lac à côté de bâtiments et de paysages traditionnels. Heureusement, les nombreux gratte-ciel construits récemment sont principalement concentrés à Ôtsu, la principale ville de la préfecture de Shiga, qui se trouve à l’extrémité sud du lac. De nombreux projets d’hôtels et d’appartements ont été réalisés là-bas, mais le reste du lac a été en grande partie laissé intact.
Quel est le lien entre le mont Hiei et la culture du lac Biwa ?
K. A. : Le mont Hiei est un site sacré du bouddhisme japonais, particulièrement célèbre pour abriter Enryaku-ji, le temple principal de la secte Tendai. Pendant de nombreuses années, ce lieu a joué un rôle important en tant que terrain d’entraînement pour les moines ascètes. Les moines du mont Hiei ont diffusé les enseignements du bouddhisme et approfondi leur implication dans la communauté locale tout en bénéficiant des bienfaits du lac Biwa. Au Moyen-Âge, les moines guerriers du mont Hiei ont notamment participé activement à la défense de la région et ont eu une influence politique.
Le mont Hiei, et en particulier Hiyoshi Taisha, le principal sanctuaire de la région, a un style de festival très particulier. Il s’agit du festival Sannô. Ils ne se contentent pas de faire défiler l’autel portatif le long de la route, mais le placent sur un bateau qui navigue sur le lac Biwa.
Un autre temple important de la même région est le Saikyô-ji. Il est devenu très célèbre après qu’un moine nommé Saisen soit devenu le supérieur du temple au milieu du XVe siècle, et que le temple ait étendu son contrôle sur la région. Puis, après qu’Oda Nobunaga eut incendié le temple en 1571, Akechi Mitsuhide, qui était alors son vassal, prit la responsabilité de sa reconstruction et utilisa la région de Sakamoto, où se trouve le temple, comme base. Il trahit plus tard Nobunaga, ce qui entraîna sa mort.

Vous vous intéressez également de près à un autre paysage culturel situé à l’extrémité nord du lac Biwa, appelé Sugaura.
K. A. : C’est exact. Sugaura est un village isolé qui a préservé son mode de vie traditionnel et son patrimoine historique pendant plus de mille ans. Sugaura était autrefois connu comme un village Sô (sôson). En bref, un village Sô est une sorte de territoire autonome qui était courant au Moyen-Âge. Aujourd’hui, il n’existe pas beaucoup de références de ce type d’organisation, ce qui rend difficile de comprendre pleinement la portée de ce système d’autonomie unique qui existait autrefois au Japon. Cependant, Sugaura a conservé les archives complètes de sa longue histoire, du Moyen-Âge au début des temps modernes. Ces documents sont appelés Sugaura Monjo et nous fournissent des informations incroyablement utiles sur le mode de vie des gens ordinaires, les lois et coutumes du village, et sur le degré d’avancement du système des villages Sô à cette époque. Les documents originaux sont aujourd’hui conservés à l’université de Shiga, mais une copie partielle est exposée au musée local.
Propos recueillis par Gianni Simone