La parution en France de l’ouvrage de référence de Kasahara Tokushi sur le massacre de Nankin est un événement.
En décembre 1937, l’armée japonaise s’est livrée à une attaque d’une rare férocité contre la ville de Nankin, capitale de la Chine jusqu’à fin novembre. Le Japon s’était lancé depuis l’été dans une guerre d’agression contre la Chine. Cette opération a donné lieu à de nombreuses exactions contre la population et les soldats chinois, et à des destructions qui sont entrées dans l’Histoire sous les expressions de “sac de Nankin” ou de “massacre de Nankin”. Près de 90 ans après les faits, ces événements demeurent un des sujets sensibles dans les relations entre la Chine et le Japon. Les polémiques sur le nombre de victimes n’ont toujours pas été éteintes de part et d’autre, malgré la volonté affichée à certains moments par les autorités japonaises de trouver un terrain d’entente avec leurs homologues chinoises. La mise en place d’une commission historienne sino-japonaise, afin de mettre un terme aux controverses en histoire moderne concernant ces deux pays, a donné lieu à un rapport achevé et publié dans les deux langues. Mais comme le note Arnaud Nanta, dans l’introduction à sa traduction du Massacre de Nankin (Nankin Jiken) qu’il fait paraître chez Hémisphères Editions, “ce texte, équilibré et présentant l’ensemble des avis et conclusions en présence, n’a jamais été utilisé par le gouvernement japonais”.
Voilà pourquoi il est si important de mettre en avant la publication française du travail réalisé par le professeur Kasahara Tokushi et traduit avec brio par Arnaud Nanta qui est lui-même historien. En effet, même si certaines voix au Japon critiquent cet ouvrage, il s’agit d’une œuvre majeure dans la mesure où elle étudie de manière synthétique divers documents qui permettent de saisir les mécanismes ayant conduit à cet événement tragique. A travers les mémoires de plusieurs acteurs, des comptes rendus officiels, des travaux historiques réalisés par d’autres chercheurs, on est saisi, page après page, par la logique implacable qui a conduit l’armée japonaise à commettre l’irréparable dans la capitale de la République de Chine. Tous les participants à cette tragédie, y compris la partie chinoise, sont étudiés avec une approche très documentée et une distance dans la présentation qui donnent à l’ouvrage tout son intérêt.
A sa lecture, on prend aussi conscience qu’il n’existait pas un consensus au Japon, notamment dans les milieux dirigeants, sur la manière de traiter la Chine à cette époque. Une partie des militaires souhaitait que le Japon se concentre sur la Mandchourie (voir Zoom Japon n°120, mai 2022) quand d’autres estimaient que le Japon avait les moyens de mettre à genoux le régime chinois, et de s’opposer aux Occidentaux. Cet excès d’optimisme conjugué à des luttes intestines a conduit en fin de compte à la catastrophe finale en 1945. A l’origine de la parution en français du Massacre de Nankin, Arnaud Nanta a accepté de répondre à nos questions sur cet ouvrage fondamental qu’il convient d’avoir dans sa bibliothèque si l’on s’intéresse à l’histoire contemporaine du Japon.
Vous êtes le traducteur de cet ouvrage et également historien. Êtes-vous à l’origine de cette initiative ?
A. N. : Afin de devenir directeur de recherche au CNRS, j’avais proposé en 2018 un programme portant sur la connaissance relative au massacre de Nankin, dans laquelle s’insère cette traduction. J’ai également publié deux articles sur l’historiographie de la question dans Historians of Asia on Political violence, sous la direction d’Anne Cheng et Sanchit Kumar (éd. Collège de France 2021) et dans La Violence politique, (2023), ainsi que de nombreux articles sur le révisionnisme et le négationnisme au Japon.
Quelle a été votre motivation pour le choix de ce livre ?
A. N. : Comme je l’explique dans l’ouvrage Historians of Asia on Political violence, l’historiographie universitaire japonaise à propos du massacre de Nankin débute à la fin des années 1960, puis connaît un apogée dans les décennies 1980 et 1990, au moment où les pressions négationnistes sont au maximum. De nouveaux corpus de sources militaires sont dévoilés en 1989 et en 1993, puis des études utilisant l’ensemble de ces corpus paraissent, cette synthèse du professeur Kasahara Tokushi étant la plus complète sur le plan des données utilisées.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour la traduction ? Avez-vous dialogué avec le professeur Kasahara ?
A. N. : Je n’ai pas rencontré de difficultés particulières concernant le texte lui-même, mais j’ai dû le relire de nombreuses fois. L’ouvrage contient beaucoup de termes militaires et énormément de données hyperprécises qui se renvoient les unes aux autres. Il m’a fallu y prêter une grande attention. M. Kasahara a très aimablement répondu à toutes mes questions, ce qui a permis d’affiner le texte par endroits. Ses remarques sur l’évolution post-1997 ont été intégrées en notes de l’auteur à l’édition française.
Le titre français est Le Massacre de Nankin qui ne prête à aucune confusion. Le titre original est Nankin Jiken. Le terme “jiken” que l’on peut traduire par “incident” est utilisé au Japon pour caractériser la plupart des exactions commises par l’armée impériale. Dès lors, cela constitue-t-il un sujet d’interrogation pour le traducteur/historien que vous êtes ?
A. N. : D’abord, il y a une question linguistique : le terme “jiken” en japonais, “shijian” en chinois, “sakŏn” en coréen, est très usité en Asie orientale. Avant tout, il s’agit d’un terme d’époque : c’est pour cette raison que la moitié des historiens universitaires japonais l’emploie, l’autre employant “gyakusatsu” (massacre). Selon le professeur Kasahara – qui utilise le terme “massacre” pour traduire “jiken” dans ses interventions en anglais –, “Nankin Jiken” est l’abréviation de “Nankin daigyakusatsu jiken” (“l’incident du grand massacre de Nankin”), formule qui apparaît par exemple chez la défense lors du tribunal militaire de Nankin. Ensuite, comme expliqué au chapitre 6, “l’incident” est plus large que le “massacre”, car il comprend aussi les milliers de viols, le pillage, et les destructions. Bref, il fallait prendre en compte tous ces éléments.
A un moment vous utilisez l’expression “fake news” pour évoquer les informations inexactes fournies par la presse japonaise à ses lecteurs au Japon. Une expression très actuelle par rapport au texte original publié il y a plus de 25 ans. Pourquoi ce choix ?
A. N. : C’est la petite touche “2024” apportée à l’édition française de cet ouvrage toujours actuel.
Pour revenir au livre proprement dit, celui-ci est très important, en particulier si l’on considère sa date de parution en 1997. Pouvez-vous rappeler le contexte ?
A. N. : Les décennies 1980 et 1990 ont connu un pic des pressions émanant des milieux négationnistes, ce qui a eu pour effet de stimuler la recherche historienne universitaire japonaise qui a redoublé d’efforts afin d’éclairer l’événement. Semblablement à l’affaire Faurisson en France au même moment… C’est à partir du milieu de la décennie 1980 que le professeur Kasahara a débuté sa recherche sur ce thème. En parallèle, les anciens officiers de l’ex-armée impériale japonaise se sont mêlés à la controverse. Bien qu’ayant une position essentiellement conservatrice sur la question, ils ont mis en ordre et publié, en 1989 et 1993, quelque 2 000 pages de documents essentiels sur la question. Durant la décennie suivante, des organisations négationnistes se sont structurées. Il était vital de publier des études définitives sur la question. C’est dans ce contexte que l’universitaire a publié, en 1997, cet ouvrage synthétisant ses premières recherches et s’appuyant sur travaux et documents japonais et chinois – une importante étude chinoise sur l’armée de défense de Nankin parue en 1997 a été utilisée par M. Kasahara.
Pensez-vous que cet ouvrage a permis de “remettre les pendules à l’heure” à un moment où il y avait une réelle poussée “révisionniste” au Japon avec, par exemple, la Société pour la rédaction de nouveaux manuels scolaires (Atarashii Rekishi Kyôkasho o Tsukuru Kai) créée la même année ou le Sensôron [De la guerre, éd. Gentôsha, 1998] du mangaka Kobayashi Yoshinori qui a conquis un large lectorat ?
A. N. : Lorsque le Parti libéral-démocrate a perdu le pouvoir en 1993, il a mis en place une structure fédérant ses députés afin de “réexaminer” l’Histoire du XXe siècle. Ces députés firent appel à de nombreux acteurs de la scène négationniste, dont Tanaka Masaaki, secrétaire privé du général Matsui qui dirigea les opérations à Nankin. Leurs réunions aboutirent à la publication d’une sorte de rapport en 1995, qui conclut à la nécessité de créer une organisation visant à manipuler l’opinion publique. C’est ainsi qu’est née en 1997 la Société pour la rédaction de nouveaux manuels scolaires, dont Kobayashi Yoshinori était membre. L’enjeu de la publication de l’étude du professeur
Kasahara Tokushi était donc énorme. Mais les pressions des milieux négationnistes se sont ensuite portées sur les manuels scolaires et il est donc difficile de savoir quel a été l’impact sur l’opinion publique japonaise.
Sur le fond, l’ouvrage du professeur Kasahara met en évidence deux points cruciaux qui expliquent en partie le massacre : la concurrence insensée entre la marine et l’armée de terre, et une incroyable impréparation militaire, sans oublier la responsabilité individuelle de certains hauts gradés comme le général Matsui. Cela ne présageait-il pas la manière dont la guerre a été menée et finalement perdue par le Japon ?
A. N. : L’ouvrage de M. Kasahara renseigne de manière précise sur les débuts de la guerre
sino-japonaise, notamment sur l’importance des actions de la Marine de guerre et de son aviation. Cependant, on ne peut pas étendre ces remarques à l’ensemble de la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945). En tous les cas, la question des manquements logistiques resta un problème central tout au long de la guerre, de même que celle des incohérences stratégiques dérivant de l’indépendance de facto de l’Armée de terre et de la Marine. Cela étant dit, la défaite finale du Japon en 1945 dériva sans doute, aussi, d’une part d’une sous-estimation du potentiel de résistance de la Chine, d’autre part de la capacité industrielle des Etats-Unis.
L’un des éléments intéressants du livre, ce sont les quelques photos du Mainichi Shimbun incluses dans le livre. Qu’en pensez-vous en tant qu’historien ? N’y a-t-il pas un gros travail à faire dans ce domaine ?
A. N. : C’est moi qui ai choisi ces clichés. Dans l’ouvrage original, étaient présentés des clichés provenant de plusieurs fonds différents et donc moins accessibles. Le fond du journal Mainichi, qui avait des envoyés spéciaux sur place, rattachés à l’armée, contient un nombre extrêmement important de clichés pris durant la guerre de l’Asie et du Pacifique. Les photographies concernant le début de la guerre ou l’arrivée à Nankin sont nombreuses et me semblent toutes importantes. J’aurais aimé en mettre davantage ! Le Mainichi Shimbun a publié dans la décennie 1980 une édition de luxe en 10 volumes présentant des photographies remontant jusqu’à la décennie 1860 : elles devraient en effet, avec le reste de son fonds, faire l’objet d’une étude systématique.
Ces dernières années, plusieurs ouvrages sur la guerre vue du Japon, je pense à l’ouvrage de Michael Lucken, Les Japonais et la guerre (Fayard, 2013), ont été publiés et permis de faire évoluer nos connaissances sur ce sujet. Quels thèmes devraient être, selon vous, étudiés ?
A. N. : Tous les thèmes macro ont déjà été étudiés au Japon ou chez ses voisins. Mais au-delà, beaucoup de nouvelles problématiques émergent. La question de la sociologie des réservistes, évoquée dans l’ouvrage, pourrait être creusée. Ou celle des fonds photographiques que vous évoquiez. Cela étant dit, le souci est qu’en France, si l’on traduit énormément de littérature, très peu d’ouvrages universitaires en sciences sociales sont l’objet de traductions (voir Zoom Japon n°129, avril 2023). Pour ma part, je traduis de façon régulière des articles de recherche depuis le japonais, et j’avais publié en 2012 une version française de l’ouvrage Morts pour l’Empereur de Takahashi Tetsuya (éd. Les Belles lettres, 2012) sur le sanctuaire Yasukuni, qui commémore les morts japonais tombés à la guerre (voir Zoom Japon n°40, mai 2014). Traduire davantage d’ouvrages depuis le japonais, le coréen ou le chinois bénéficierait grandement à la recherche française et européenne.
Propos recueillis par Odaira Namihei
Référence
Le Massacre de Nankin : Décembre 1937 – Mars 1938 (Nankin Jiken), de Kasahara Tokushi, trad. par Arnaud Nanta, Hémisphères Editions, 2024, 22 €.