Yumeno Kyûsaku nous entraîne dans une intrigue digne des meilleurs auteurs contemporains.
Bien que le polar nordique reste une valeur sûre pour de nombreux éditeurs, nous pouvons nous demander si la domination scandinave ne pourrait pas être remise en cause par les auteurs japonais dont le nombre de traductions commence à prendre de l’ampleur. Nous pouvons d’autant plus facilement soulever cette question que le premier numéro de notre magazine (voir Zoom Japon n°1, juin 2010) avait été consacré à cette thématique. La publication de L’Horizon de glace, œuvre de Yumeno Kyûsaku, par les éditions Cambourakis confirme que la littérature policière venue du Japon n’a rien à envier aux meilleures productions du nord de l’Europe.
Ce n’est pas tant que la région où se déroule le récit, la Mandchourie, rappelle les hivers rudes de la Scandinavie que la capacité de l’auteur à nous entraîner dans une formidable intrigue qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière page. Surtout connu pour son roman hors-norme Dogra Magra (trad. par Patrick Honnoré, Philippe Picquier, 2018) sorti en 1935, Yumeno Kyûsaku a été un auteur de polar dont Edogawa Ranpo, considéré comme le maître du genre au Japon, a fait l’apologie dès la parution de son premier roman en 1929. A la lecture de L’Horizon de glace, on ne peut que souscrire à cet enthousiasme dans la mesure où le romancier possède tous les arguments pour saisir l’intérêt des lecteurs, y compris plus de 90 ans après sa première parution dans la revue Shinseinen, référence littéraire pour les amateurs de romans policiers.
Publiée deux ans après l’invasion de la Mandchourie par l’armée impériale à la suite de l’incident de Moukden (aujourd’hui Shenyang) fomenté par les Japonais qui cherchaient un prétexte pour s’emparer du territoire, l’histoire n’évoque pas cet événement, mais plonge le lecteur 20 ans auparavant quand la Mandchourie du nord est occupée par les troupes russes fidèles au tsar et que le Japon y envoie des soldats pour empêcher la contagion révolutionnaire qui menace l’Extrême-Orient.
Période trouble par excellence, elle est évidemment propice à diverses affaires dont Yumeno Kyûsaku s’est inspiré pour construire son propre récit qui se caractérise par un certain lyrisme et par des atmosphères qui rappellent le suspens d’espionnage. Pourtant, il ne faut pas y chercher une quelconque vérité historique, car l’auteur n’a pas mené une enquête sur le terrain comme a pu le faire David Peace (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) dans sa trilogie japonaise (Tokyo année zéro, Tokyo, ville occupée et Tokyo, revisitée) parue chez Rivages.
Il n’empêche qu’on peut trouver un message politique dans cet ouvrage. “Si tu souhaites rendre public, mes dernières paroles, fais-le si possible après 1931”, indique Uemura Sakujirô, héros de cette histoire où les coups tordus se multiplient. 1931 n’est évidemment pas une date choisie au hasard par Yumeno Kyûsaku puisque la Mandchourie est désormais sous le contrôle japonais, en particulier de l’armée qui a réussi à imposer sa stratégie de fuite en avant, laquelle finira par entraîner le pays dans la Seconde Guerre mondiale.
Odaira Namihei
Référence
L’Horizon de glace (Kôri no hate), de Yumeno Kyûsaku, trad. par Sophie Bescond, Editions Camourakis, 2024, 10,50 €.