Avec son nouveau film, le cinéaste a voulu réagir à l’évolution du discours politique dans l’archipel. Rencontre à Tôkyô. Un cinéma d’art et d’essai à Tôkyô - Intérieur - nuit. Les lumières de la salle de cinéma viennent de se rallumer. La salle est archicomble, des sièges pliants ont même dû être rajoutés derrière les nombreuses rangées de fauteuils rouges. Le public revient peu à peu à la réalité, il est comme assommé par les 110 minutes pesantes de l’univers de Nobi (Feux dans la plaine), le plus récent opus de Tsukamoto Shinya, le surdoué du cinéma japonais, farouchement indépendant, farouchement vivant. Sorti en juillet 2015 au Japon, le film a tourné dans presque 70 salles de l’archipel, et Tsukamoto Shinya s’est fait un point d’honneur à venir le plus souvent possible à la rencontre de son public. Aujourd’hui aussi, le réalisateur est sorti des coulisses pour une séance de questions - réponses. Une jeune femme dans l’assistance : Ce film a été pour moi un véritable coup de poing, c’est un véritable choc, et je vous en remercie. J’aimerais connaître vos motivations, ce qui vous a poussé à faire ce film? Tsukamoto Shinya : J’ai lu le roman éponyme de Ôka Shôhei dont j’ai tiré le scénario de Nobi lorsque j’étais lycéen. J’avais été frappé à l’époque par la description vivide et sans concession des souffrances endurées par les soldats abandonnés par leurs unités et livrés à eux-mêmes dans la jungle des Philippines lors de la déroute de l’armée impériale japonaise à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sans ordres, sans vivres et sans avenir, ils erraient dans la jungle en tentant de repousser le moment fatidique de leur propre disparition. À l’époque, sans avoir jamais bien sûr fait l’expérience moi-même de la guerre, j’avais ressenti dans mes tripes cette épreuve. Avec Pluie noire, (roman d’Ibuse Masuji porté au cinéma par Imamura Shôhei en 1989), Nobi est le livre consacré à la guerre du Pacifique le plus marquant de la littérature japonaise que je connaisse. Je n’ai jamais pu depuis oublier ce roman et lorsque j’ai commencé ma carrière de cinéaste, je me suis dit qu’un jour, il faudrait que je fasse l’adaptation de Nobi, pour retranscrire en images ces sensations si fortes du texte original. Mon ambition était de porter à l’écran ce contraste saisissant entre les couleurs verdoyantes de ce paradis terrestre que sont les Philippines, et la noirceur de l’âme humaine uniquement préoccupée de sa survie. Sans jamais montrer l’armée ennemie, j’ai fait un film dénonçant les atrocités de la guerre, l’effet qu’elle produit sur l’homme luttant pour sa survie, prêt à manger littéralement son prochain plutôt que d’être mangé lui-même. (Flashback) Un café dans Tôkyô - intérieur - nuit. Tsukamoto Shinya est en interview à l’occasion de la sortie de Nobi. Devant un cocktail sans alcool au yuzu, il répond aux questions du journaliste. Deux jeunes femmes assises à la table à côté font mine de ne pas écouter, mais ne perdent pas une miette de la conversation. Le journaliste : Quelles ont été vos motivations ? Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce film ? T. S. : C’était maintenant ou jamais. Pendant plus de 20 ans, j’ai rêvé de tourner ce film. J’ai commencé à y réfléchir sérieusement pendant le tournage de Tetsuo 2, en 1992. Mon ambition était de tourner une grande fresque historique, à la hauteur du roman de Ôka Shôhei, mais à l’époque j’avais à peine 30 ans alors j’ai remis ce projet à plus tard, en me disant qu’il fallait que je prenne d’abord de la bouteille, que je fasse mes preuves en tant que cinéaste. Je n’étais pas pressé, à l’époque, car je pensais que c’était un thème intemporel, que l’horreur de la guerre, telle que la décrit si bien Ôka, était...